Marche-t-on sur les bijoux de la Castafiore?


Pris à partie par les tintinologues, Nick et Fanny Rodwell, qui règnent
sur le monde de Hergé, prennent à leur tour la parole.


Nous devons sortir du silence, nous avons été trop discrets jusqu'ici, et du coup ce sont les autres qui s'agitent sur l'avant de la scène et nous font une mauvaise presse, dit Nick Rodwell, qui est, effectivement, depuis sept ans, l'«homme fort» de l'empire Hergé. Aux côtés de sa femme, Fanny Rodwell, veuve de Georges Remy depuis le 3 mars 1983, il s'active à gérer la très importante succession laissée par le père de Tintin. Et, depuis qu'il est arrivé aux affaires, il n'y va pas de main morte. Je n'aime pas utiliser l'expression, dit-il avec son très séduisant accent british, mais il a bien fallu que l'on procède à un «nettoyage». Cette action qu'il mène à différents niveaux, comme on le verra, a en particulier indigné quelques experts et commentateurs de l'œuvre qui, le 12 février dernier, au cours d'une conférence de presse à Bruxelles, se sont insurgés contre les méthodes jugées dictatoriales exercées contre eux par les ayants droit (Rodwell corrige sans cesse ce pluriel: il n'y a qu'une ayant droit, insiste-t-il, et c'est Fanny).

Les griefs énoncés portent sur la rétention de documents par la Fondation Hergé (visant la promotion et la protection de l'œuvre, à la différence de «Moulinsart», la société commerciale chargée de la gestion de ses droits dérivés), qui refuse l'autorisation de reproduction de vignettes dans des livres dont ils contestent le contenu (un essai de Michel Deligne sur Hergé et Jules Verne par exemple), qui juge inopportune de concevoir un CD-ROM (projeté par Pierre Sterckx, auteur déjà d'un «Magritte» couvert d'éloges), qui par ses multiples refus a amené Benoît Peeters, l'un des connaisseurs les plus pointus de l'Œuvre, à renoncer à diriger la collection essayistique de «La Bibliothèque de Moulinsart».

RASSEMBLER ET CONCENTRER

La réponse de Nick Rodwell à ces critiques? Dans le détail, il considère que la Fondation Hergé, qui emploie elle-même des spécialistes du «corpus» hergéen comme Philippe Goddin ou Bernard Tordeur, n'a pas à cautionner des propos qu'elle n'approuve pas (le reproche de censure opposé à cette attitude ne manque pas de fondement), il estime que les temps ne sont pas mûrs pour rentabiliser un CD-ROM (alors qu'il croit dur comme fer au site Hergé sur Internet, qui a eu en effet plus de 70.000 visiteurs en un an), et entend surtout que toute utilisation de l'œuvre, en ce compris la moindre reproduction d'image, soit absolument impeccable.

Lorsque l'on visite sous sa conduite les trois étages occupés désormais par les activités tintinesques dans l'immeuble de l'avenue Louise où étaient déjà installés les studios Hergé du vivant de l'artiste, on comprend les lignes de force de la politique qu'il a impulsée et qui se définit par le rassemblement des intérêts et la concentration. Un étage supplémentaire a été acquis récemment, afin de développer à la fois le perfectionnement de la reproduction des albums (l'éditeur Casterman ne se voyant plus confier que leur impression, mais nous sommes mariés avec Casterman et nous resterons mariés, insiste Mr. Rodwell), par des techniques de numérisation (grâce au procédé Sitex, mis au point en Israël) qui optimalisent le rendu des couleurs, et de gérer, à l'échelle mondiale, tout le merchandising.

RÉVOLUTION DANS LES LICENCES

Nick Rodwell, qui est entré dans l'univers d'Hergé en créant à Londres une boutique qui lui était dédiée, a d'abord porté tous ses efforts sur le plan des droits dérivés. A la suite d'une inattention de Fanny Rémy, ils relevaient d'Alain Baran, qui avait été l'homme de confiance de Hergé, au sein d'une société, «Tintin licensing», dont il détenait les trois quarts des parts, le solde appartenant aux éditions du Lombard. Ce portefeuille avait ensuite abouti chez Canal+, et «Moulinsart» n'a pu s'en emparer qu'au prix d'un débours de quelque 132 millions de FB, au terme d'une dissolution par reprise qui a été finalisée en décembre dernier. Aussitôt, la technique d'octroi des autorisations a été bouleversée: on a renoncé aux licences (au nombre de 70) au profit d'accords avec une dizaine de partenaires, responsables chacun d'un secteur d'exploitation. C'est ainsi, évidemment, dit Rodwell, que l'on se fait aussitôt septante ennemis!

Manifestement, la même logique de reprise en main est envisagée dans d'autres secteurs. C'est ainsi que la Fondation Hergé va annoncer d'ici peu un programme éditorial, et qu'elle compte se charger de tout ce qui n'est pas les albums, qui restent évidemment l'apanage de Casterman. S'il ne nie point les préoccupations financières et économiques qui sous-tendent ces mesures (Nous ne pouvons pas, comme les éditeurs d'Astérix, sortir un nouvel album tous les ans, dit Rodwell, nous disposons d'un corpus limité et non extensible), il s'inscrit résolument en faux contre ceux qui estiment que ses objectifs seraient purement lucratifs. D'abord, Fanny et moi ne nous faisons pas payer, nous assumons même l'essentiel de nos frais généraux, dit-il, ensuite il suffit de voir nos projets d'expositions aux quatre coins du monde (NDLR: Osaka en juin prochain, Madrid, Lisbonne, Angoulême et Haarlem en 1998, ainsi qu'une exposition permanente au château de Cheverny, modèle de Moulinsart, à partir de juin de l'an prochain), et nos prospections en vue de fonder un musée, qui est le projet qui tient le plus au cœur de Fanny, pour voir que la dimension culturelle est loin de nous être étrangère, bien au contraire!

S'il a tenu à faire cette mise au point, conclut Nick Rodwell, ce n'est pas parce qu'il a été personnellement pris à partie. Encore que cela n'ait pas fait plaisir à ma famille en Angleterre, de me voir traité de la sorte en Belgique, dit-il. Mais ceux qui ne respectent pas Fanny, qui a été la femme d'Hergé, manquent de respect à Hergé lui-même.

Jacques De Decker

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09/05/97 - © Rossel & Cie SA - LE SOIR Bruxelles